Kiosque | « Une tendance forte chez les jeunes » : le végétarisme, nouveau marqueur générationnel et social

Crédit photo: Foxys Forest Manufacture/Shutterstock


Si le régime sans viande, qui reste marginal en France, se développe dans l’ensemble de la population, ce sont les jeunes qui s’y convertissent davantage, et en particulier les plus favorisés socialement. Ils l’envisagent comme un mode d’action pour la défense de l’environnement.


Par Léa Iribarnegaray / Le Monde, Paris

Pour Thomas Huntzin­ger, l’arrêt de la viande s’est fait progressive­ ment. C’était il y a un an, il avait 14 ans. Adieu à la volaille, d’abord, puis aux bovins. Il a ter­ miné par le cochon, son préféré. « Je consommais beaucoup de charcuterie… », avoue cet élève de 2de au Lycée international de l’Est parisien. Cette première année de végétarisme, Thomas – de même que la majorité des jeunes qui franchissent le pas – l’associe à sa prise de conscience écologique. Sur les réseaux sociaux, l’adolescent a commencé à suivre des comptes d’associations et de personnalités : « Je me suis rendu compte de l’ampleur des dégâts », raconte­-t-­il. Il s’identifie, comme nombre de ses camarades, au journaliste Hugo Clément, en­ gagé dans la défense de l’environnement et auteur notamment de Comment j’ai arrêté de manger les animaux (Seuil, 2019).

Dans sa maison de Villemom­ble (Seine-­Saint­-Denis), ce bon élève se met à lire des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Au début du premier confinement, Thomas rejoint, grâce à la messagerie instantanée Discord, le mouvement Youth for Climate (« la jeunesse pour le climat »), qui s’inscrit dans la lignée des grèves entre­ prises par la militante écologiste Greta Thunberg. « Chez Youth for Climate, tout le monde ou presque est végétarien ou végan, souligne le lycéen. En discutant en ligne, en me renseignant, je me suis dit que, moi aussi, je pouvais le devenir. C’est l’une des premières actions que je décide de faire dans mon engagement écolo. Et c’est une action forte, parce qu’en devenant végétarien, on économise 1,12 tonne de CO2 par an et par per­ sonne. » Il énumère alors pêle­-mêle les « conséquences directes » de son récent végétarisme : ralentissement de la déforestation en Amazonie, diminution de l’ef­fet de serre, réduction de la con­ sommation d’eau…

Fils d’une psychologue et d’un chef de projet informatique à la Banque de France, Thomas Huntzinger est d’autant plus fier qu’il a convaincu ses parents, qui depuis sont devenus flexitariens (consommateurs occasionnels de viande). Son frère de 13 ans et sa sœur de 7 ans lui ont même emboîté le pas. « Moi, à leur âge, être végétarien, je n’y pensais même pas. Ça devrait leur donner des idées pour l’avenir », se réjouit-­il.

12 % des 18-23 ans

« Diminuer sa consommation de viande – sans pour autant vouloir devenir complètement végéta­ rien – est une tendance forte chez les jeunes », pointe Olga Davidenko, maîtresse de conférences à AgroParisTech et spécialiste du comportement alimentaire. Mise en pratique d’un engagement contre le réchauffement climatique, le végétarisme de­ vient ainsi un marqueur pour une jeunesse de plus en plus sensible à l’environnement. Car si le phénomène progresse dans l’ensemble de la population (tout en restant marginal), ce sont bien les jeunes qui s’emparent le plus de ce « mode d’action ». D’après une en­ quête réalisée par FranceAgriMer en 2018 et reposant sur des échantillons représentatifs de quatre pays européens, 12 % des 18­23 ans se disent végétariens, contre 2 % des plus de 55 ans (pour 5,2 % des Français au total – ils étaient 0,7 % en 1998, selon le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, Crédoc). Mais c’est surtout l’adhésion au principe de réduction de la con­ sommation de viande qui se répand massivement chez les jeunes. Selon cette même enquête, à la question « pourriez­-vous devenir végétarien ? », 44 % des 18­24 ans répondent « oui » – un chiffre deux fois plus élevé que chez les plus de 55 ans.

« Le végétarisme se développe beaucoup plus chez les jeunes, car ils sont plus conscients que leurs aînés des conséquences de l’alimentation carnée », observe Laurent Bègue-­Shankland, professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes. « Les jeunes sont aussi plus disposés à embrasser des pratiques qui innovent et rompent avec le conformisme alimentaire de leurs parents », poursuit le directeur de la Maison des sciences de l’homme­-Alpes, à l’origine du projet « lundi vert », lequel privilégie une alimenta­tion veggie un jour par semaine.

Convaincre les aînés

Mais, s’il est générationnel, cet essor est aussi socialement très marqué. « Le végétarien ou végan auto­ déclaré est [un] cadre, jeune et ur­ bain », résume l’étude de France­ AgriMer. Les végétariens sont également plus nombreux parmi les habitants des grandes agglomérations. Rien d’étonnant, dans ce contexte, que le phénomène soit particulièrement pré­ sent au sein de la jeunesse étudiante. D’après une enquête publiée en 2020 par le Réseau français étudiant pour le développement durable auprès de 50 000 jeunes, 73 % des étudiants « ont diminué leur consommation de viande et de poisson ou souhaitent le faire », tandis que 11 % sont déjà passés à un régime végétarien. Parmi eux, les plus aisés ont tendance à davantage franchir le cap que les autres. Les étudiants dont les parents sont cadres et de profession libérale sont ceux qui ont le plus diminué leur consommation de viande. Aussi, 53 % des étudiants non boursiers se disent prêts à « remettre en cause leurs habitudes de consommation pour des raisons environnementales », contre 45 % chez les boursiers. Adoptant progressivement steaks de soja et dhals de lentilles corail, cette jeunesse tente au passage de convaincre ses aînés. « Etre végéta­ rien dans une société carnivore a une vertu pédagogique », rappelle la philosophe Florence Burgat, di­ rectrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agri­ culture, l’alimentation et l’envi­ronnement (Inrae) et autrice de L’Humanité carnivore (Seuil, 2017).

Les jeunes que nous avons interrogés, adolescents ou plus âgés, racontent ainsi les conversions de leur entourage. « Nous, on a les armes et la formation. C’est notre responsabilité, [que] de porter le message aux générations d’avant et d’après », affirme Emma Varichon, 22 ans. Bien sûr, au départ, il y a très souvent des réticences : ne vont­-ils pas finir carencés ou en mauvaise santé ? Manger tous les jours la même chose ? Se compliquer l’existence ? Mais à force de lasagnes à la ricotta et aux épinards, de fala­fels croustillants, de tofu mariné, les apprentis veggies disent oublier les sacrifices et y trou­ vent même du plaisir. Personne ne regrette alors la langue de bœuf ni les paupiettes de veau.

Inspirée par son petit frère de­ venu végétarien à 15 ans, Emma Varichon a arrêté la viande il y a bientôt quatre ans. « Au départ, c’était un challenge pour le Nouvel An, se souvient l’étudiante en master à Sciences Po Paris. Je me suis dit : si j’arrive à tenir malgré le foie gras, le saumon et tous ces trucs d’adultes super bons, après je pourrai continuer au moins six mois.» Elle a fini par s’en passer définitivement. Adepte à présent des hamburgers tomate­-mozza et des veloutés de pois, Emma a même écrit un livret à l’attention de ses proches. Sur une dizaine de pages au format PDF, son Ethi­que du carnivore se veut « logique et pédagogique », surtout pas « émotionnelle ou affective ». Ses parents mangent aujourd’hui beaucoup moins de produits carnés – « C’est déjà ça de ga­gné » –, son copain s’est converti à son tour au végétarisme, tout comme ses quatre colocataires à Paris. « Une jolie victoire », souffle la jeune femme, néanmoins consciente qu’à Sciences Po, « il y a plus de “végés” que dans la population globale », et qu’il est plus facile de le devenir ».

« C’est presque évident »

Au sein de son école, à la cabane CAFéS (pour « cafétéria autogérée de façon festive, écologique et solidaire »), tout est bio et de saison. Soupe, ratatouille ou curry d’aubergine : les plats chauds sont achetés à une coopérative, les fruits et les légumes fournis par le producteur de l’AMAP Sciences Po­ tirons. «Il n’y a jamais de viande, mais le lieu n’est pas revendiqué comme végétarien, précise l’une des permanencières, Clémentine Sinclair, végane de 21 ans et étudiante en master d’urbanisme. Pour nous, ce n’est même pas un su­ jet, c’est presque évident. »

Plus on est diplômé, plus on a de chances d’adopter un régime végétarien : tel est le résultat d’une étude IFOP menée auprès de jeunes actifs âgés de 25 à 39 ans pour l’ouvrage Génération surdi­plômée, de Monique Dagnaud et Jean-­Laurent Cassely (Odile Jacob, 304 p., 22,90 euros). Le niveau d’études est même la variable la plus importante sur le sujet – loin devant le fait d’être une femme ou de voter pour Europe Ecolo­gie-­Les Verts. Ainsi, 60 % des titulaires d’un diplôme de niveau master affirment avoir déjà réduit leur consommation de viande pour protéger l’environnement, contre 33 % des jeunes seulement titulaires du bac. Ce végétarisme n’est alors qu’une fa­ cette d’un engagement plus large au quotidien, par le biais de multiples gestes écologiques. Tristan Chamaillou, en licence de psychologie, n’utilise que du shampoing solide et réduit ses achats de vêtements – en plus de « bous­ culer le quotidien de [ses] parents en cuisine ». Léna Lazare, 22 ans, coordinatrice nationale de Youth for Climate, glane les fins de marché, ne prend plus jamais l’avion, fabrique sa lessive, ne s’habille qu’en friperie. « La véritable né­cessité d’action se trouve au ni­ veau des Etats et des entreprises, elle est plus importante que la nôtre au niveau individuel », tranche Marin Bisson, lycéen de 17 ans et chanteur au Conservatoire de Lyon, pour qui le déclic a eu lieu au moment de la démission de Nicolas Hulot, en 2018.

Marqués par les vidéos de L214

Même si elle arrive la plupart du temps au second plan, la souffrance animale inquiète tous les jeunes que nous avons interrogés, qui se disent marqués par les polémiques autour des pratiques ayant cours dans les abattoirs ou par les vidéos de cochons castrés à vif diffusées par l’association L214. « Quand on a le souci des animaux, on arrive plus facilement à se détacher de la viande. Un plaisir que l’on prenait pour innocent ap­paraît alors dans toute sa réalité crue », relève la philosophe Florence Burgat.

La souffrance animale, c’est d’ailleurs souvent ce qui motive les plus jeunes « convertis ». « J’ai vu plein de photos avec des animaux morts, j’étais triste pour eux », raconte Matthieu, élève de CM2 végétarien depuis un an en dépit des railleries du personnel de cantine et de la difficulté, sou­ vent, de manger autre chose que le dessert. Comment faire quand la seule entrée est une mousse de foie et le plat principal des spaghettis à la bolognaise ? A 10 ans, Matthieu a deux lapins et cinq poissons rouges dans sa maison de Villeneuve d’Uriage (Isère) : « J’essaie de faire tout mon possible pour les protéger, dit-­il. C’est sûr que j’adorais la viande, mais je préfère les animaux. »

Coordinatrice nationale du réseau d’associations étudiantes Sentience, l’antispéciste Nadège Barthélémy est, à 20 ans, totale­ ment végane. Pas de lait, pas d’œufs, pas de spectacle de cirque ni de cuir. « On pense que les animaux ont aussi le droit à la vie et au respect », résume-­t­-elle. Son camarade de Sentience Arthur Alontiro, 21 ans, est végan lui aussi. Etudiant en biologie des organismes à Rennes, ce futur étho­logue rêve de faire de la recherche sur le comportement des animaux aquatiques.

Outre la viande, Léna Lazare a aussi décidé de lâcher les mathématiques et la physique à la Sorbonne. A 22 ans, elle entame un brevet agricole à l’école d’horticulture de la Ville de Paris: «Il y a des choses plus urgentes que d’étudier la physique quantique dans un bureau du CNRS », assume­-t­-elle. Son objectif : faire du maraîchage dans « un espace militant et résilient, à la campagne ».

L.I.

— article publié le 16 février 2021


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