Kiosque | Gastronomie: l’ascension du fromage au Moyen Âge

Charlemagne goûte le Brie – Illustration: © Ilya Ougnivenko


COURRIER INTERNATIONALVIIIeXVe siècle – Europe. Longtemps considéré comme la “viande des pauvres”, c’est au Moyen Âge que le fromage est devenu un mets de choix pour les plus riches. Avec la complicité de la poire.


Par Stefania Demtchouk* / Oukraïnska Pravda, Kiev

La cuisine médiévale des nobles ne se composait pas seulement de plats extravagants comme du paon, de la lamproie ou du cygne servis avec des sauces à base de leur propre sang. Les menus n’étaient en réalité pas si différents des nôtres, mais le fromage semble en avoir été absent. Considéré au Moyen Âge comme un aliment rural, il a dû parcourir un long chemin avant d’arriver jusqu’à la table des nobles. Il avait acquis une grande popularité durant la période l’expansion de l’Empire romain car il répondait à tous les critères nécessaires pour le stockage des vivres des légionnaires. Il était facile à transporter, et nourrissant. Et pouvait être consommé rapidement.

Quand l’Empire romain d’Occident a disparu [au Ve siècle], ce sont en particulier les monastères bénédictins qui se sont mis à produire du fromage. Mais pour quelle raison ? Tout d’abord, la Règle de saint Benoît, qui régissait tous les aspects du fonctionnement de la société monastique, insistait sur la nécessité du travail et de l’autosuffisance des moines. La fabrication de fromage était un des moyens d’appliquer cette règle. Ensuite, l’ascèse, qui devait être pratiquée par les moines, prévoyait l’absence partielle ou complète de viande pendant les repas. Et comme pour les paysans, le fromage a dû remplacer la viande pour les moines.

Cette vision du fromage en tant que substitut bon marché de la viande n’était évidemment pas un argument à même de séduire les classes supérieures. En revanche, des traités de diététique ont pu avoir une influence – comme le Regimen sanitatis (datant du XIIe-XIIIe siècle), qui enseignait comment préserver et entretenir sa santé à l’aide de six ingrédients “non naturels” (res non naturales). Ou encore le Tacuinum sanitatis, qui assurait qu’il existait deux sortes principales de fromage – le fromage jeune, caseus recens, et le vieux, caseus vetus. La nature du fromage jeune est décrite comme “humide et chaude”, ce qui aiderait à produire du “bon sang”, et serait donc utile pour la santé. Le vieux fromage, selon les auteurs du Tacuinum, est d’une autre nature : sec et modérément chaud. Il aurait entre autres pour qualité d’“arrêter la dysenterie”, mais serait dangereux car il favoriserait la formation de calculs. D’après le Regimen sanitatis, le fromage frais est nourrissant, gras et difficile à digérer, mais avec du pain c’est la meilleure nourriture qui soit pour une personne saine. Il peut être “consommé avec […] du vin” sans danger.

 

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Miniature extraite du traité de diététique Tacuinum sanitatis. Photo DeAgostini/ Getty Images

 

“Pour connaître un bon fromage”, il faut suivre les recommandations du Ménagier de Paris, manuel rédigé par un bourgeois parisien de la fin du XIVe siècle pour l’édification de son épouse. On y apprend que le fromage doit être : “Non Argus, nec Helena, nec Maria Magdalena, sed Lazarus, et Martinus, respondens pontifici.” [“Point Argos, ni Hélène, ni Marie-Madeleine, mais Lazare, et Martin, avec la gravité d’un pontife.”] Si ce conseil paraît incompréhensible, on peut se rapporter aux explications des spécialistes : le fromage doit être dépourvu des “yeux” multiples du géant Argos, autrement dit, ne pas avoir de trous, ne doit pas être blanc “de visage” comme Hélène, ni humide comme Marie-Madeleine, qui a pleuré en se repentant, mais couvert de croûte comme Lazare, dur comme Martin Gosia, enseignant de Bologne du XIIe siècle, réputé pour sa sévérité et pesant comme un pape.

Quant à la place du fromage dans l’ordre des mets, elle n’est pas évoquée explicitement dans les livres culinaires. Toutefois, sa présence à la fin du repas semble ancienne. “Ne dis pas au paysan combien le fromage est bon avec les poires”, dit un vieux proverbe italien auquel le chercheur et gastronome italien Massimo Montanari a consacré tout un livre [Entre la poire et le fromage, ou comment un proverbe peut raconter l’histoire, éd. Agnès Viénot, 2009]. Il y rappelle aussi un dicton français du xiiie siècle : “Jamais Dieu n’a fait un mariage aussi réussi que celui de la poire et du fromage”. L’alliance entre le fromage, aliment paysan jusqu’au xve siècle, et la poire, qui appartenait à la table de l’élite, n’était pas évidente à première vue. Mais leur association était considérée comme idéale pour conclure un grand repas : le fromage “fermait” l’estomac après les plats et la poire aidait à une élimination rapide.

La Summa lacticiniorum (1459), premier ouvrage à dresser la liste des diverses sortes de fromages italiens et français, est due à la plume de l’Italien Pantaleone da Confienza. L’aspect le plus intéressant de ce traité est la thèse qui veut qu’à chaque tempérament et à chaque âge correspondent certains types de fromages. Comme le souligne Montanari, Pantaleone n’avait pas seulement pour but de réhabiliter le fromage en tant que produit de consommation de prestige, mais aussi de promouvoir les fromages de la plaine du Pô (Toscane, Piémont, Savoie), sa région.

Les produits populaires du Moyen Âge se caractérisaient par leur absence d’unification et de standardisation, et cela vaut particulièrement pour le pain et le fromage. Certes, les fromages frais se ressemblaient par leur goût doux et lacté, et les fromages à moisissure par leur saveur piquante et intense, mais il serait inutile de vouloir chercher une quelconque unité. Et l’amateur de fromages le sait bien, c’est cette diversité médiévale que l’on retrouve encore dans notre assiette de fromages contemporaine.

S.D.

*Stefania Demtchouk, historienne, est l’autrice de Du castor au faisan, la nourriture dans l’Occident médiéval, éd. Yijak, 2021 (non traduit en français).

— Article publié le 23 septembre sur istpravda.com.ua


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