Kiosque | Des spécialités européennes pas si authentiques

Crédit: © expats.cz


Alors que l’Europe aime à se dépeindre comme une terre de traditions gastronomiques, l’hebdomadaire britannique The Economist conteste l’origine de produits emblématiques de plusieurs pays européens.


Arpenter les rues étroites de Prague ouvre l’appétit. Quoi de mieux qu’une petite spécialité locale pour achever en beauté la visite d’un lieu touristique? Et pour cela, que diriez-vous d’un trdelnik? Dans la capitale tchèque, vous avez de grandes chances de trouver, à n’importe quel jet de pierre, un stand vendant cette gourmandise au nom imprononçable.

Il faut s’imaginer cela comme une danoise faite à la manière d’un poulet rôti : la pâte sucrée est enroulée en serpentins autour de broches en métal posées sur un barbecue au charbon de bois et tournées régulièrement pour faire bien dorer les gâteaux ; pour finir, ceux-ci sont plongés dans du sucre et des noisettes pilées. Cette “vieille spécialité de Bohême”, comme la présente un vendeur souriant pour attirer le client, réchauffe les mains lors d’une promenade hivernale par un temps glacial, et peut servir de cornet à glace en été. Dans tous les cas, elle permet, pendant les quelques minutes de sa dégustation savoureuse, de s’imaginer dans la peau d’un bourgeois de la Prague médiévale, en train d’assouvir son penchant pour les sucreries lors d’une balade sur le pont Charles.

Ce qui détonne un peu dans ce tableau de rêve, c’est qu’en fait le trdelnik n’est pas du tout une pâtisserie locale. Personne à Prague n’a souvenir d’avoir vu en vente ce prétendu classique de la gastronomie tchèque il y a plus d’une dizaine d’années. Aujourd’hui, même si le trdelnik enveloppe de sa bonne odeur les quartiers touristiques de Prague tel un brouillard, il est difficile de le trouver ailleurs.

 

européennes
Un trdelnik à la crème chanttilly photographié à Prague. (Crédit: Coleats / © burpple.com)

 

Pour les fins limiers de la gastronomie, le trdelnik serait, en réalité, originaire de Roumanie ou de Slovaquie, et ne serait pas plus typique- ment bohémien qu’un Big Mac. L’Europe se dépeint comme une terre de gastronomie et de traditions, en particulier de traditions gastronomiques. Les Français ont inventé le restaurant, la cuisine italienne est la plus populaire du monde, et les Européens considèrent le vin produit ailleurs que dans leur petite péninsule comme une simple variante de l’alcool à friction. La France, l’Espagne et l’Italie détiennent le record du temps passé à table chaque jour, avec le chiffre impressionnant de deux heures consacrées aux repas, soit deux fois plus que les Américains, engloutisseurs de burgers. Les produits alimentaires traditionnels sont protégés par des dispositifs spéciaux de l’Union européenne, qui garantissent que seule une caste dûment habilitée peut produire de la feta, du champagne ou du jambon de Parme. Par ailleurs, l’Unesco a récemment couronné la baguette en l’inscrivant sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais comme dans le cas du trdelnik, la bonne bouffe européenne cache parfois quelque chose derrière la seule satisfaction du palais.

Prenons l’exemple de la ciabatta! Ce pain italien, aujourd’hui omniprésent, est exhibé comme un classique italien intemporel, qui aurait été cuit jadis dans les fours en terre de la Rome antique. En réalité, cette miche allongée a été conçue en 1982 par des boulangers italiens désireux de concurrencer la baguette française.

Quant aux bières belges, qui figurent en tête des classements mondiaux, elles sont réputées pour leur teneur en alcool parfois supérieure à celle de certains vins. Cette particularité découle- t-elle de traditions brassicoles élaborées par les moines et les frères qui figurent sur les étiquettes des bouteilles ? Pas du tout ! La force de la bière du Plat Pays est en fait une façon de contourner les réglementations modernes. En 1919, on a interdit aux tavernes belges de vendre des spiritueux, interdiction qui a duré jusqu’en 1983. Les pochetrons à la recherche d’un bon canon ont alors poussé les brasseries à produire des bières fortes comme la Dubbel, dont l’élaboration a été suivie de près par celle de la Tripel.

Le lobby laitier est aussi un sacré fabricant d’éléments patrimoniaux. C’est en grande partie grâce à la Schweizerische Käseunion [l’Union suisse du commerce de fromage], que la fondue s’est imposée comme plat national en Suisse. C’est parce qu’ils étaient confrontés à une sur- production de gruyère et d’emmental dans les années 1930, avec des exportations qui fondaient, que les revendeurs de fromage ont eu l’idée de mettre en avant les vertus alpines de ce plat composé pour l’essentiel de fromage.

En Irlande, lorsque dans les années 1970 le lait écrémé a connu un essor de popularité, il a fallu trouver une nouvelle façon d’utiliser les excédents de crème. C’est ainsi qu’est née la Baileys Irish Cream (un mélange écœurant de whisky, de crème et d’extrait de cacao). Alors qu’un paysage de prairies irlandaises sur l’étiquette de la bouteille de liqueur laisse à penser qu’elle fait partie d’un patrimoine séculaire, en réalité, elle est plus jeune que Liam Gallagher [l’ex-chanteur d’Oasis].

Que les gouvernements tentent d’inciter la population à adopter de nouveaux aliments, ce n’est pas nouveau ! En effet, si la pomme de terre est passée du rang de simple curiosité sud-américaine à celui de produit préféré des Européens, c’est en partie grâce aux efforts de diversification déployés par la France au XVIIIe siècle pour diminuer sa dépendance vis- à-vis de la culture du blé. Son plus grand pro- moteur, Antoine Augustin Parmentier, était allé jusqu’à placer des gardes armés autour d’un champ de pommes de terre pour donner l’impression qu’il s’agissait de quelque chose de grande valeur, avant de leur demander de quitter leur poste la nuit venue pour que les paysans volent les tubercules et en plantent à leur tour.

De même, dans les années 1940, les pouvoirs publics polonais ont commencé à favoriser la vente de carpe, un poisson de fond au goût de vase, faute de poissons plus savoureux à dis- position. Dans le cadre de l’opération promotionnelle “Une carpe sur chaque table à Noël”, le poisson (qui était auparavant surtout un mets juif) avait été distribué aux travailleurs en guise de bonus de fête. Depuis, il est resté un classique des fêtes de fin d’année.

Unir une nation

Quelque temps plus tard, la Norvège a lancé un dispositif encore plus ambitieux pour favoriser la vente de poissons. Face à un excès de l’offre de saumon par rapport à la demande intérieure dans les années 1980, se tourner vers le Japon pour trouver de nou- veaux débouchés avait semblé une solution évidente, mais seuls le thon et la daurade étaient alors jugés bons pour préparer des sushis et des sashimis. Un coup de marketing (et quelques livraisons de saumon norvégien à prix sacrifié) plus tard, une nouvelle tradition de sushi orange était née.

Pourquoi parler quand même d’aliment traditionnel lorsqu’une telle confusion règne en la matière ? Tout simplement parce que cela correspond à un type de marketing auquel sont sensibles les personnes gourmandes. “Le côté traditionnel, qu’il soit réel ou non, semble effectivement donner un petit plus au goût” de ce que nous mangeons, explique Megan Elias, de l’université de Boston, rédactrice en chef de la revue Food, Culture & Society. La nourriture, c’est quelque chose qui pénètre dans nos corps, mais aussi dans nos têtes. Un plat peut unir les gens à travers les époques, dès lors que celui qui le consomme est convaincu de son authenticité.

Les livres de cuisine, qui constituent de véri- tables archives des spécialités culinaires des différents pays, ont commencé à avoir du succès à la fin du XIXe siècle, en plein âge d’or de l’édification des nations européennes, ce qui n’est pas un hasard. Qu’est-ce qui fait d’un peuple une nation ? Certains diront l’allégeance à un drapeau, une langue ou une monnaie commune. Mais les Italiens éprouvent sans doute un attachement plus fort à la manière de cuisiner des pâtes qu’aux symboles qui figurent sur leurs billets de banque.

Il n’y a pas d’autres organes plus liés que la bouche et le cœur. Un Grec peut certes adorer manger du hareng saur et un Finlandais boire une pinte de Guinness, mais pas autant qu’un Suédois et un Dublinois, car cela ne leur donnera pas plus le sentiment d’être rattachés à une tradition qu’à un Tchèque mordant dans un trdelnik.

— Source : The Economist – Publié le 20 décembre 2022


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