Kiosque | Italie: la guerre des champignons fait rage

Crédit photo: Dessin de Kazanevsky, Ukraine / Courrier international


Courrier international Pneus crevés, vols ou bagarres, dans les montagnes des Apennins, tous les coups sont permis pour s’approprier les précieux cèpes. Un enjeu plus économique que culinaire.


Par Francesco Ddradi / Domani (extraits), Rome

Soudain, des éclairs de lumière illuminent le bois épais encore enveloppé dans les ténèbres de la nuit. Ce sont des cueilleurs de cèpes qui, avant le lever du soleil et faisant fi de la loi, cherchent leur chemin avec des torches dans les forêts des Apennins. Ils sont venus pour rafler les ventrus bolets, en devançant la concurrence.

Le rituel automnal de la cueillette des délices des sous-bois est en train de se transformer en razzia, avec des tensions de plus en plus vives et des scènes dignes du Far West. Aujourd’hui, ceux qui s’introduisent de nuit dans la montagne s’exposent à voir leurs pneus crevés, les serrures de leurs portières enduites de colle ou leurs biens volés. Ces actes de vandalisme ont cours dans tout l’Apennin tosco-émilien et ont culminé, un jour à l’aube, en une bagarre dans le bois d’Albareto, dans la province de Parme, entre un habitant des environs et un “forestier” lombard. Les deux hommes se disputaient un coin à champignons.

Voilà quelques années que, grâce aux conditions climatiques favorables, on assiste à une surprenante surproduction spontanée de champignons. Le kilo de cèpes frais se vend actuellement au prix moyen de 15 euros. Une perspective sympathique pour qui parvient à remplir ses paniers, qui plus est dans un contexte de crise économique. Dans les forêts, c’est donc la course à qui arrivera le premier pour cueillir, car le champignon croît la nuit.

champignons
Photo: Cocoparisienne (pixbay)

 

Les cèpes poussent dans toute l’Italie et dans d’autres pays d’Europe, notamment dans les Balkans. Les connaisseurs assurent pourtant que c’est dans l’Émilie, mais aussi dans la Lunigiana et la Garfagnana, en Toscane, que poussent les meilleurs. Les spécimens les plus remarquables sont l’apanage de la région de Parme, et plus particulièrement de la vallée du Taro, avec son Fungo di Borgotaro, qui se prévaut du label européen d’Indication géographique protégée.

Dans ces zones montagneuses, la cueillette des champignons est une tradition séculaire, mais ce n’est qu’au xxe siècle qu’elle a commencé à générer des revenus. Le besoin de [la] réglementer a donc fini par se faire sentir. “La première réserve a été créée en 1964 dans la vallée du Taro”, explique Antonio Mortali, forestier au Consortium des communes parmesanes. Ce consortium est une organisation juridique insolite : les bosquets et les terrains montagneux sont la propriété collective des habitants des villages du coin, tous rattachés à un chef-lieu commun situé en aval. Dans la haute vallée du Taro, les communes sont au nombre de 30 ; elles autorisent leurs habitants à couper le bois pour leur usage personnel et à cueillir sans limite les champignons. C’est un moyen de garantir un revenu à la population et de maintenir la montagne habitée.

Mais Boletus attire également les touristes. Les citadins passionnés peuvent en cueillir jusqu’à 3 kg en échange de l’acquisition d’un permis d’accéder aux bois journalier qui coûte 13, 15 ou 20 euros en fonction des zones. Le week-end, 10 000 personnes affluent dans la vallée du Taro ; durant la saison entière, elles sont 200 000.

Cartes et GPS

“La meilleure année, c’était 2013, assure Antonio Mortali. Nous avons vendu 60 000 permis pour un total d’environ 1 million d’euros. L’an dernier, c’étaient 30 000 permis. Et le double de cueilleurs, malheureusement, car il y a beaucoup d’abus et peu de contrôles.” Voilà qui ne manque pas de créer des tensions. Car même si le gâteau a grossi, les parts se font de plus en plus petites, en particulier pour les montagnards. “Cette activité rapporte 4 000 à 5 000 euros”, estime Antonio Mortali. Mais certaines familles gagnent plus de 20 000 euros par saison.

“L’équilibre a commencé à se déglinguer il y a quinze ans, explique Paolo, qui marie sa passion pour les champignons à celle de la chasse. Avant, les champignonneurs gardaient leurs sites secrets jusqu’à ce qu’ils soient à l’article de la mort. Puis sont arrivés les téléphones satellitaires et le GPS. Les gens, en particulier ceux de la ville et des villages d’en bas, ont commencé à noter les lieux où ils trouvaient des champignons, à se passer leurs cartes, voire à les revendre. Quelqu’un que je connais m’a montré une carte avec 6 000 points GPS ! La forêt n’a plus de secrets. Ce n’est pas éthique.” Le GPS a ruiné des amitiés. Et ce n’est pas le seul problème. “Avec tous les déchets et le plastique jetés, déplore Andrea Coloretti, qui cueille des champignons depuis l’enfance, les bois se dégradent. Un samedi, je suis allé dans la vallée de Valbona à 6 h 30. Quand je suis arrivé, il y avait 40 voitures et des gens dans le bois avec des torches et même une cellule photoélectrique.”

Dans la province de Reggio d’Émilie, à Ospitaletto, quatre voitures de champignonneurs “extérieurs” ont été retrouvées avec tous les pneus crevés. “C’est le signe d’une exacerbation des tensions”, commente Pierluigi Fedele, commandant des gendarmes de Parme et expert en mycologie. “Nous avons découvert qu’un vieux montagnard mettait de la colle dans les serrures des voitures. Cet automne, nous avons saisi 400 kilos de champignons et mis 15 000 euros d’amendes.”

Les Gardes écologiques volontaires de l’association environnementale Legambiente mènent eux aussi des contrôles. “Nous avons infligé 40 sanctions, en général de 50 euros pour absence de permis, en saisissant tous les champignons récoltés, fait savoir Davide Mori, président des Gela de Parme. Il nous arrive de mettre des amendes de 200 euros pour cueillette en grande quantité non autorisée. Nous pourrions aussi augmenter le montant des amendes, mais notre but est éducatif.”

Le problème, c’est que le champignon est “une passion qui est devenue un business”, poursuit Davide Mori. “Dans la vallée du Taro, certains ont vendu des parcelles de bois à des Lombards, en majorité de Bergame, qui ont ainsi acquis le droit de cueillir des champignons sans limite de quantité, puis à des habitants de Milan et alentour. En conséquence, les revenus des habitants de la région s’amenuisent. Et les gens mettent leur vie en péril, ils sortent dans le brouillard, ils se perdent, ou ils glissent et se blessent. Nous intervenons aussi pour leur porter secours, en renfort de la protection civile.” Mais, parfois, les secours arrivent trop tard. Deux cueilleurs sont morts cette année dans les Apennins : un homme de 79 ans et un cueilleur de 51 ans.

F.D.

— Publié le 1er novembre 2020


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