Kiosque | En 1900, le banquet des maires

Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde


SÉRIE  « Un jour, un festin » (2|6). Le 22 septembre 1900, à l’initiative du président Emile Loubet, des kilomètres de tables et de tentes sont montées tout au long des jardins des Tuileries, à Paris, pour accueillir 22 965 édiles. Une démonstration réussie de soutien à la République.


 

Par Stéphane Davet / Le Monde, Paris

C’était un temps où de curieuses embarcations pouvaient encore survoler Paris. Le 20 septembre 1900, à bord de son dirigeable « n° 4 », Alberto Santos-Dumont s’approchait de la tour Eiffel – toujours pas démontée après son inauguration en 1889 – avant d’aller admirer les nouveaux édifices grandioses conçus pour la cinquième exposition universelle organisée dans la capitale : le Grand et le Petit Palais, l’imposant pavillon de la Russie, une grande roue de près de 70 mètres… Après son périple aérien, le pionnier brésilien de l’aviation raconta aussi combien il avait été impressionné par un autre « monument » : les kilomètres de tables et de tentes montées tout au long des jardins des Tuileries pour accueillir, deux jours plus tard, le « banquet des maires », resté dans les annales comme le plus grand repas attablé de l’histoire, en France et sans doute dans le monde.

Gigantesque déjeuner

« Apothéose de la République », selon le journal Le Radical, ce gigantesque déjeuner conçu dans la tradition des banquets républicains en vogue depuis la Révolution avait été organisé à l’initiative du président de la République, Emile Loubet, et de son président du Conseil, Pierre Waldeck-Rousseau. Il se voulait à la fois en phase avec la course au gigantisme propre aux expositions universelles (50,8 millions de personnes visiteront l’événement du 14 avril au 12 novembre 1900) et une démonstration de soutien des élus locaux à la République et à son président. Démonstration réussie : pas moins de 22 965 maires de métropoles et de villes coloniales (Alger, Oran, Constantine…) acceptèrent l’invitation à ces agapes du 22 septembre, coïncidant avec le 108e anniversaire de la proclamation de la République. « Dans toutes les gares, on signale des trains complètement bondés de ces honorables magistrats municipaux », écrivait Le Petit Troyen dans son édition du 21 septembre.

 

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Une photo argentique montant le banquet des maires (Source: unjourdeplusaparis.com)

 

Si le nombre des convives imposait de manger froid, le déjeuner n’avait rien d’un casse-croûte. Sur le menu, orné du Triomphe de la République, la statue de Dalou inaugurée un an plus tôt place de la Nation, on pouvait lire : darnes de saumon glacées à la parisienne, filet de bœuf en Bellevue, pains de canetons de Rouen, ballottines de faisans Saint-Hubert, glaces succès… Encore fallait-il relever l’incroyable défi organisationnel et culinaire de cette manifestation. La maison Potel & Chabot s’impose alors. Fondée à Paris, en 1820, par un jeune rôtisseur-pâtissier, Jean-François Potel, et son aîné, Etienne Chabot, maître de bouche du duc d’Orléans, l’entreprise a fait ses preuves en maîtrisant comme peu d’autres l’art de la réception.

En 1848, le duo de traiteurs avait déjà régalé 8 500 convives lors d’un banquet d’Etat organisé au Champ­-de­-Mars, à Paris. Et récidivé dix ans plus tard lors des fêtes de Cherbourg, en présence de Napoléon III et de la reine Victoria, pour un repas qualifié de « banquet du futur » par Théophile Gautier. Le 18 août 1889, la maison avait été choisie pour servir les quel­ que 11 000 maires présents au banquet du centenaire de la Révolution, donné au Palais de l’industrie.

 

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Banquet des maires à Paris: un repas de 22 500 couverts (défet de presse, suppl. ill. du Petit Parisien)

 

Plus d’un siècle plus tard, Jean­ Pierre Biffi, trente ans de carrière chez Potel & Chabot, désormais consultant de la maison bicentenaire, reste impressionné par la performance de ses prédécesseurs et devine leur logique de travail : « Pas question de laisser un chef se noyer face à autant de convives. Il faut d’abord établir un modèle de fonctionnement, en définissant com­ bien de couverts peut gérer une équipe type, puis en dupliquant cette équipe autant fois que nécessaire pour assurer la prestation. »

Directeur de Potel en 1900, M. Le­ grand avait calculé que 11 cuisines dirigées par 11 chefs « gros bonnets » se­ raient nécessaires dans les jardins des Tuileries pour servir les 700 tables de 10 mètres, accueillant chacune 36 cou­ verts, alignées sous les immenses tentes s’étendant parallèlement à la rue de Rivoli. Chacun de ces 11 chefs a alors sous ses ordres une vingtaine de chefs de partie et des commis (soit environ 400 cuisiniers), devant se synchroniser avec plus de 2000 maîtres d’hôtel en habit et gants blancs. A l’entrée de chaque cuisine est affichée une couleur ou une lettre, portée aussi à la boutonnière des maîtres d’hôtel qui y sont affectés. Tous retrouvant ainsi facile­ ment le chemin de leur service.

Des tombereaux de victuailles ont auparavant été livrés chez Potel, rue de Chaillot, où les cuisines travaillent jour et nuit. Si les chiffres varient un peu selon les sources, l’énumération des vivres est toujours gargantuesque : près de 2 tonnes de saumon, 3 tonnes de bœuf, 2 430 faisans, 3 500 poulardes, 2 500 canetons, des dizaines de milliers de fruits…

1 200 litres de mayonnaise

Les terrines que sont les pains de cane­ ton et les ballottines de faisan Saint­ Hubert – où le gibier, désossé, est re­ constitué avec une farce garnie entre autres, selon Jean­-Pierre Biffi, « d’un peu de foie gras et de fruits» – sont les premiers mets préparés. Ensuite, le saumon est poché, les poulardes et les filets de bœuf sont rôtis à l’avance, puis convoyés rue de Rivoli par des four­ gons à deux chevaux, dans des malles en osier refroidies par des pains de glace. Le tout sera découpé, paré, dressé et lustré de gelée aux Tuileries, où se monteront aussi les accompagnements du saumon à la parisienne, avec les 1 200 litres de mayonnaise devant garnir œufs et tomates.

 

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Le menu du banquet des maires (Source: unjourdeplusaparis.com)

 

Véritable général de ces brigades en campagne, M. Legrand impose une ri­gueur quasi militaire dans un petit vade-mecum distribué plusieurs jours avant l’événement. Il y détaille le rôle de chacun et le compte à rebours. Le jeudi, triage du matériel : soit 125 000 assiettes, 55 000 fourchettes, 55 000 cuillères, 60 000 couteaux, 125 000 verres, 26 000 tasses à café, 3 500 salières, 2 800 compotiers, 700 pots de moutarde… Vendredi : sur les tables garnies de molleton par la maison Belloir, dressage au cordeau des verres et assiettes (par peur des vols, l’argenterie attendra le lendemain). Le samedi 22 septembre, dès 5 heures du matin, les équipes sont à l’œuvre pour finir le dressage, préparer vins ordinaires (preignac et saint-­ju­lien en carafe), puis vins fins (bouteilles de haut sauternes, margaux Jean Cal­vet 1887, champagne Montebello, mais aussi fine champagne).

« A 11 heures, insiste Legrand, tout devra être prêt. » Et tout doit être bouclé en une heure et demie. « Tout en laissant aux invités le temps voulu pour bien déjeuner, on ira le plus vite possible », insiste le directeur, qui recommande néanmoins « de ne rien refuser, de repasser les plats » et même « de forcer sur le vin ». Il faut dire que le pro­ gramme des maires est chargé : concerts et danses (« barbares », « grecques »…) dans la salle des fêtes, spectacle nautique le long de la Seine, réception (étalée sur deux jours) à l’Elysée…

 

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Le programme de l’animation du banquet des maires (Source: unjourdeplusaparis.com)

 

A l’heure dite, cette assemblée uniquement masculine (les femmes attendront encore quarante-­cinq ans pour pouvoir voter et être élues) se dirige vers les tables selon les départements, classés par ordre alphabétique. Après La Marseillaise et le dis­ cours présidentiel tenu depuis la tri­bune d’honneur, le top départ est donné par la sonnerie électrique de M. Legrand, qui dirige la manœuvre depuis une petite De Dion 4 chevaux conduite entre les tentes. Six « bicy­clistes » pédalant par ailleurs pour transmettre ses ordres.

Le lendemain, la presse, qui couvre largement l’événement, vantera la convivialité du moment et rapportera quelques bons mots. Se penchant vers son voisin, à la table des journalistes, Alfred Capus, du Figaro, lui confiait ainsi à voix basse : « Avez­-vous remarqué que, chaque fois que nous sommes 23 000 à table, il en meurt un dans l’an­ née ? » Une référence à l’assassinat, le 24 juin 1894, à Lyon, du président Sadi Carnot, mortellement poignardé par l’anarchiste italien Caserio à la sortie d’un banquet ? Emile Loubet, lui, paradera sans encombres de la Concorde à la rue des Tuileries. Salué, le long des tentes, par la garde républicaine et les rangs de maires repus, ceints de l’écharpe tricolore.

S.D.

— Article publié le 19 août 2020


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