Kiosque | En 1867, le dîner des trois empereurs au Café anglais

Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde


RÉCIT – « Un jour, un festin » (1/6). Le 7 juin 1867, à Paris, lors de l’Exposition universelle, le tsar Alexandre II, le roi de Prusse, Guillaume Ier, ainsi que le futur chancelier Bismarck, ont rendez-vous au Café anglais. Au programme, diplomatie et gastronomie.


 

Par Stéphane Davet / Le Monde, Paris

Des foules immenses se pressent sur le Champ-de-Mars, à Paris, en cette année 1867. De toute l’Europe, on vient admirer les présentations des 50 226 exposants de l’Exposition universelle, célébrer les progrès de l’industrialisation, visiter la galerie des machines, celle de l’histoire du travail, les pavillons des colonies de l’Empire français… Plus de dix millions de visiteurs seront recensés du 1er avril au 3 novembre 1867. Parmi ces hôtes, une kyrielle de personnalités et de têtes couronnées : le prince de Galles, le roi des Belges, Léopold II, l’émir Abd el-Kader, la reine du Portugal Maria Pia de Savoie, le sultan Abdulaziz, le prince Oscar de Suède ou le roi Louis II de Bavière, qui tous font honneur à l’événement, le deuxième du genre organisé à Paris après celui de 1855. Curieux, peut-être, de découvrir la légèreté de ce nouveau métal baptisé aluminium, l’ascenseur à frein de sécurité présenté par l’Américain Otis ou les premiers Bateaux-Mouches croisant sur la Seine. Avides, sans doute, de goûter aux plaisirs de la « vie parisienne » chère à Offenbach, dans laquelle les restaurants tiennent une place essentielle.

 

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Une illustration du dîner des trois empereurs au Café anglais (Photo: Domaine public)

 

C’est à peu près le programme des monarques russes et prussiens lorsqu’ils se retrouvent sur les bords de Seine, le 7 juin 1867. Après la visite de l’Exposition et une représentation de l’opéra-bouffe La Grande-duchesse de Gérolstein, signé Offenbach, sur un livret de Meilhac et Halévy, le tsar Alexandre II, son fils, le tsarévitch et futur Alexandre III, le roi de Prusse, Guillaume Ier, ainsi que le futur chancelier Bismarck se donnent rendez-vous au Café anglais, à l’angle de la rue de Marivaux et du boulevard des Italiens. Au programme, diplomatie et gastronomie. Germanophile, Alexandre II fonde sa politique étrangère sur une alliance avec la Prusse. De son côté, trois ans avant de contraindre des Parisiens affamés à cuisiner du rat (et les animaux du Jardin des plantes), son convive Guillaume Ier va goûter au meilleur de leur cuisine. Au menu du soir figure un souper qui va entrer dans la légende comme le «dîner des trois empereurs ».

Si la capitale ne manque pas d’établissements où festoyer – le Café Riche, les Frères provençaux, le Café Hardy ou la Maison dorée comptent alors parmi les plus cotés –, le Café anglais s’est forgé une réputation internationale, autant pour ses ambiances délurées que pour sa capacité à régaler. Dans son Histoire et géographie gourmande de Paris (Editions de Paris, 1956), René Héron de Villefosse rappelait que dans Plaisirs de Paris (1867), l’un des guides destinés aux visiteurs de l’Exposition universelle, Alfred Delvau conseillait de se rendre au Café anglais vers minuit, « quand on veut décoiffer quelques bouteilles de champagne et quelques drôlesses de bonne composition ». Pour le journaliste, « les soupeuses du Café anglais sont les têtes de colonne du régi­ment de Royal­-Cocotte, le dessus du panier de la galanterie parisienne ».

Un festin à donner le vertige

Mais viveurs et courtisanes du Second Empire savent aussi que les mets les plus exquis s’y dégustent, arrosés des plus grands vins, en particulier dans les 22 salons ou cabinets particuliers du premier étage. Le n° 16 est le plus presti­gieux. Le « Grand Seize », ce sanctuaire aux boiseries sombres, lustres de bronze et miroirs dorés, accueille nos Tsars et le futur Kaiser, pour lesquels le chef des cuisines, Adolphe Dugléré, a concocté un festin à donner le vertige.

Retrouvé par le troisième fils du tsar Alexandre II, Vladimir Alexandro­vitch de Russie, le menu de ces agapes fut renvoyé en 1905 à Claudius Bur­del, dernier propriétaire du Café anglais. Le document est aujourd’hui encadré à la Tour d’Argent, autre lieu légendaire de la gastronomie pari­sienne, repris en 1914 par un gendre de Burdel, qui, à la destruction du restaurant de son beau­-père, transféra l’impressionnante cave et une partie des décorations de l’institution du boulevard dans son nouveau joyau du quai de la Tournelle.

 

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Le café anglais (Crédits: Le café anglais)

 

La partition de Dugléré fait le choix d’une profusion ancrée dans le classicisme avec ses « potages » – impératrice et Fontanges, soufflés à la reine –, « relevés » – filets de sole à la vénitienne, escalopes de turbot au gratin, selle de mouton purée bretonne –, « entrées » – poulet à la portugaise, pâté chaud de cailles, homard à la parisienne, sorbets au vin –, « rôtis » – canetons à la rouennaise, ortolans sur canapés –, « entremets » – aubergines à l’espagnole, asperges en branche, cassolettes princesse –, puis son « dessert » – bombes glacées.

Bien que décrit dans sa nécrologie publiée dans Le Gaulois, en 1884, comme discret, « avec une allure qui pouvait avoir quelque chose de clérical », Adolphe Dugléré, né à Bordeaux en 1805, s’impose alors comme l’une des personnalités culinaires les plus marquantes de Paris. Parmi les spécialités qui ont fait sa réputation, certaines ont traversé le temps comme la barbue Dugléré, où les filets de ce poisson sont accompagnés d’une sauce veloutée à base de vin blanc, oignon, beurre, persil et tomate, ou encore les pommes Anna, une galette croustillante de pommes de terre, baptisée ainsi en hommage à Anna Deslions, courtisane habituée du Café anglais. Curieusement, aucun de ces plats ne figure au menu du 7 juin. Même si le potage Fontanges – petits pois et chiffonnade d’oseille – et le turbot au gratin se rapprochent du potage Germiny et de la sole Mornay, deux autres de ses classiques.

En 2002, un chef australien de Melbourne, Shannon Bennett, du restaurant Vue de monde, a tenté de reproduire à l’identique ce menu des « trois empereurs ». Six mois de recherche ont été nécessaires pour venir à bout de cette aventure et servir un repas dont la dégustation dura huit heures, pour une addition de plus de 4500 euros par tête, vins compris (on estime que Prussiens et Allemands payèrent l’équivalent de 9 000 euros par personne).

 

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La carte authentique du menu du « Dîner des trois empereurs » exposé dans la Tour d’Argent à Paris (Photo: Tour d’Argent)

 

Ce fut l’occasion pour les convives de découvrir quelques recettes oubliées : le soufflé à la reine, par exemple, cachait des filets de volaille et des truffes ; la sauce vénitienne contenait du cerfeuil et de l’estragon ; la purée bretonne, accompagnant la selle d’agneau, était faite de fèves, céleri, poireaux et oignons ; le poulet à la portugaise, enduit d’une pâte relevée, était farci de riz à la tomate… Resté une référence de la cuisine française, le caneton à la rouennaise est servi avec une sauce montée au sang et au foie haché.

Sur la carte des vins, impossible de reproduire la collection de trésors pro­posés aux empereurs : madère retour de l’Inde 1810, xérès 1821, un bourgogne, chambertin 1846 (le vin préféré de Napoléon Ier), et surtout quatre bordeaux – trois rouges, Château Margaux 1847, Château Latour 1847 et Château Lafite 1848, et un blanc, Château Yquem 1847 –, appartenant tous aux rares premiers crus de l’appellation dont le premier classement avait été commandé par Napoléon III en 1855.

La « Cuvée Cristal »

Avec la bombe glacée, le champagne Roederer s’imposait. « A l’époque, le champagne se buvait avec le dessert. Il était très dosé [et donc plus sucré] et se buvait frappé », rappelle Frédéric Rou­zaud, directeur général de la maison de champagne Louis Roederer. Le tsar connaissait bien la maison. « Alors, la Russie représentait de très loin notre plus gros marché, avec un tiers de nos ventes. » Au point qu’en 1876 Alexan­dre II commanda à Roederer une cuvée exclusive. Conçue avec le nec plus ultra de leurs vignes, contenue dans une bouteille non teintée, à fond plat, parée des armes impériales, la « Cuvée Cristal » était née.

Selon la légende, le tsar, félicitant Dugléré, lui aurait reproché de ne pas avoir servi de foie gras. On lui répondit poliment qu’il n’était pas une coutume de la gastronomie française de servir ce mets en juin, mais que ce serait un plaisir de lui en faire parvenir en octobre. Des émissaires pari­siens auraient ensuite livré aux différents suzerains de belles terrines de foie gras d’oie clouté de truffes. Un foie gras des « trois empereurs » resté jusqu’à aujourd’hui à la carte de la Tour d’Argent, grande maison sur la façade de laquelle on peut encore lire : « Restaurant et caves du Café anglais réunis en 1914. »

S.D.

— Article publié le 18 août 2020


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