Kiosque | Innovation culinaire : Allons enfants de la malbouffe

Crédit: © Aleksandar Hubenov/Dreamstime – Source: The canadian encyclopedia


Courrier international – Pour ce chroniqueur conservateur britannique, la tradition culinaire française est morte d’une indigestion de kebabs et de lois tatillonnes… Au point d’être aujourd’hui surpassée en créativité par la cuisine de la Perfide Albion, assure-t-il.


Par Jonathan Miller / The Spectator, Londres

Il y a cinquante ans, se nourrir en Grande-Bretagne tenait de la farce de mauvais goût (au sens propre). On dînait en amoureux chez Wimpy [chaîne de fast-food], la vente à emporter se limitait au fish and chips, et on pouvait s’estimer heureux s’il y avait un bol de chips au pub.

Pour trouver mieux, il fallait chercher “français”. Pain français, fromages français, vins, restaurants, bistrots, cafés français.

Aujourd’hui, tout s’est inversé.

La Grande-Bretagne est devenue le bastion de l’innovation culinaire, où toutes les cuisines du monde sont non seulement représentées, mais déconstruites et réinventées. Avec le déconfinement, et malgré le lourd bilan, le pays redevient une corne d’abondance tant en matière de variété que de qualité, entre gastropubs, diners à l’américaine, restaurants de dim sum, bistrots fusion asiatique et bars à tapas, pains artisanaux au levain, sushis végans et falafels comme à Jérusalem, le tout arrosé de vins venus de tous les coins du globe, et même du Surrey [comté du sud-est de l’Angleterre].

En France, en revanche, les grandes traditions gastronomiques sont oubliées, le pays est tout entier livré aux chaînes de restauration rapide, et les terrasses de restaurants viennent de rouvrir sur le même paysage culinaire fade et uniformisé. Pour le documentariste français Jacques Goldstein, son pays mérite aujourd’hui le nom de République de la malbouffe* [titre d’un film sorti en 2012].

La brasserie traditionnelle en France fait aujourd’hui davantage de la mise en scène que de la restauration. On y sert du pot- au-feu* sous vide préparé dans les usines de grossistes alimentaires appartenant à des fonds ’investissement américains. Les plats préparés sont réchauffés par un employé de restauration payé au salaire minimum. Le service est aussi insipide que l’assiette. Le personnel est toujours insuffisant, puisque la législation rend les recrutements exorbitants. Et entre les horaires restreints et les pratiques fantaisistes de nombre d’établissements, bonne chance pour trouver un restaurant ouvert. Allez donc chercher à manger dans un village français passé 13 h 30 !

Le déclin de la cuisine française ne fait en réalité que suivre la pente descendante sur laquelle se trouve le pays tout entier ces dernières décennies, marquées par la stagnation économique. La grande réouverture des terrasses aurait dû être un événement et une renaissance après huit mois de privation totale de restaurants. Las ! C’est une nouvelle occasion pour l’État français de faire la preuve de son talent sans pareil pour la surréglementation absurde et tous azimuts.

Des règles incompréhensibles ont été imposées en matière de jauge et de distance entre les tables. Entre charges sociales exorbitantes, fiscalité punitive et absence de souplesse sur le temps de travail, l’État français est déjà en temps normal un fléau pour le secteur de l’hôtellerie-restauration. Les investisseurs ont intérêt à être motivés.

L’État en revanche n’est pour rien dans le funeste manque d’ambition des restaurants eux-mêmes, avec leur carte aussi prévisible que leurs horaires ne le sont pas. Mais au fond, peut-être le vrai responsable n’est-il autre que le consommateur français, reconnaissable à son manque de curiosité pour tout ce qui n’est pas steak frites, cassoulet ou confit de canard. S’ils n’appartiennent pas eux-mêmes à une communauté immigrée, les Français n’ont aucune appétence pour les saveurs de leurs anciennes colonies, qu’ils préfèrent ignorer.

Quand les Britanniques s’approprient sans vergogne tous les grands chefs et toutes les recettes de leur ancien Empire, les Français, eux, préfèrent le nombrilisme et l’immobilisme créatifs. Résultat : la France n’a rien produit de digne d’intérêt depuis la “nouvelle cuisine”, il y a… soixante ans.

Si la gastronomie française a connu un tel âge d’or, c’est grâce à de grands talents comme Georges Auguste Escoffier et Paul Bocuse, mais aussi aux plats traditionnels vénérés – la fameuse cuisine de grand-mère. Cette glorieuse période a donné naissance à un genre littéraire à part, qui compte le célèbre opus de Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût (1825), où il décrivait l’avènement du restaurant après la Révolution, ainsi que Bon Vivant ! [Éd. La Table ronde pour la traduction française] de l’Américain A. J. Liebling [1904- 1963], correspondant parisien du New Yorker qui a osé beaucoup d’aventures gustatives au nom du journalisme.

McDo numéro 1

Il y a de bonnes tables* en France, mais en profiter nécessite un portefeuille bien garni ou un guide des bonnes adresses. Au sommet se trouvent les temples gastronomiques sacrés par le Guide Michelin, où l’addition est com- prise entre 200 et 300 euros par convive, si vous y allez mollo sur le vin. Vous trouverez un repas du midi décent dans nombre de cafés ruraux, compliment indispensable si je veux continuer à fréquenter celui de mon village. Et, pour ceux qui sont dans la confidence, il y a çà et là quelques merveilles, comme le minuscule restaurant caché dans un village près de chez moi, en Occitanie. Le mari est aux fourneaux, la femme est en salle, et ensemble ils servent de prodigieuses assiettes pour un tiers des prix londoniens. Par discrétion, je ne révélerai évidemment ni le nom de l’établissement ni la commune où il est situé. Je veux simplement souligner que ce genre d’adresse est désormais rarissime.

Lors de tout débat sur la nourriture en France, il est essentiel de citer quelques chiffres. Le plus intéressant est de loin la place de numéro un occupée par McDonald’s dans la restauration, soit un million de burgers vendus chaque jour par 1 442 adresses. Des centaines de McDrive sont restés ouverts pendant les confinements, donnant souvent lieu à des embouteillages gigantesques de clients prêts à patienter trois heures pour être servis.

Les pizzas et les kebabs sont par ailleurs incontournables en France, même si le modèle repose dans ce cas sur des milliers d’établissements indépendants et non une chaîne monopolistique, ce qui complique les statistiques. Il y a un camion à pizzas dans chaque village. Ces pizzas – elles en méritent à peine le nom – sont souvent dégoûtantes et elles ne sont pas faites avec le bon fromage ou la bonne farine. La pizza est meilleure à Nice, à proximité de la frontière italienne. Le kebab progresse irrémédiablement depuis le début du XXIe siècle. Ce sandwich halal à la viande est aussi surnommé “le grec”* et il est indétrônable dans les cités. Selon le cabinet- conseil français Gira, 360 millions de kebabs sont vendus chaque année en France.

Au lieu de manger dans des restaurants médiocres, on peut toujours rester chez soi, mais même les repas familiaux traditionnels ont été supplantés par les plats préparés de Picard, géant des surgelés. J’ai assisté à des dîners somptueux en France, mais aussi à beaucoup de repas qui seraient jugés inacceptables en Angleterre.

Si cet article est traduit en français, ce qui n’est pas à exclure, je risque de passer un mauvais quart d’heure. Je n’ai aucune intention de présenter des excuses. Oui, je casse du sucre sur le dos des Français. Ils devraient avoir honte de leur décadence, d’être passés des sommets aux tréfonds. Je ne dis pas qu’on se régale toujours au Royaume-Uni, où il y a aussi des McDo et des kebabs. Avec le Brexit, il sera plus difficile de recru- ter du personnel et des talents dans la restauration. Malgré tout, on peut affirmer sans mentir que l’un des deux pays s’est bonifié et que l’autre a régressé.

J.M.

Publié le 23 mai 2021


* En français dans le texte.


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